Karlos Santamaria eta haren idazlanak
Droits de l'homme et défense de la personne
Semaine des Intellectuels Catholiques, 1951
À l'heure actuelle, dans notre Occident inquiet, on parle beaucoup et même trop de la personne, on vante plus ou moins sincèrement sa dignité, ses droits: on en veut faire le sommet d'où partent tous les chemins du monde.
Mais il faut reconnaître que nous sommes encore extrêmement loin de voir les principes personnalistes se réaliser dans la vie des peuples. Trop d'obstacles, trop d'appareils orthopédiques et de contraintes collectives empêchent encore l'épanouissement de la personne.
La déclaration des Droits de l'Homme de l'O.N.U. et celle du Conseil de l'Europe sont d'abord quelque chose comme un cri de protestation, comme une réaction défensive contre les actes de barbarie, contre les abus de la force et du pouvoir qui révoltent la conscience de l'humanité et dont celle-ci a été —et est encore— la témoin consterné.
Dans ce sens, quelqu'un qui conserve encore une idée plus ou moins vague de la justice et surtout un chrétien qui reste loyal au précepte de l'amour, ne peut qu'appuyer de toute son âme les efforts des défenseurs de la liberté humaine.
Néanmoins, ces déclarations signifient, à mon avis, quelque chose d'infiniment plus ambitieux: elles sont ou elles tâchent d'être le point de départ, la source d'une ère nouvelle, quelque chose, enfin, comme un germe d'une richesse vitale extraordinaire dans lequel un avenir de siècles serait enfermé, de la même façon que des forêts entières se trouvent enfermées dans un simple gland.
Ces déclarations représentent donc pour beaucoup d'esprits une lumière dans les ténèbres, un espoir dans l'infortune.
Mais jusqu'à quel point cet espoir a-t-il un fondement réel?
Jusqu'à quel point, au contraire, tout ce courant en faveur de la personne et ces mêmes déclarations solennelles ne se réduisent-elles pas à un nouveau mirage, à une nouvelle illusion qui doit conduire l'humanité à un nouvel échec?
Au fond, c'est tout le problème du monde moderne qui se poserait ici. Il s'agit donc de savoir dans quelle mesure la prise de conscience personnaliste représente un accroissement réel des valeurs humaines et dans quelle mesure, au contraire, elle trouve ses racines dans le «non serviam», le cri éternel de révolte et d'indépendance de la créature contre le Créateur.
On ne saurait répondre d'une façon entièrement satisfaisante à cette question: optimistes et pessimistes apporteraient, sans doute, des preuves et des textes à leur aise, mais l'énigme ne serait pas levée.
Sans doute, les uns et les autres auraient tort dans leurs visions extrémistes et unilatérales. N'oublions pas que l'histoire est ambivalente, que, jusqu'à la fin des temps, le monde sera le royaume partagé entre Dieu, l'homme et les ténèbres, inextricable mélange de blé et d'herbe folle, confusion et enchevêtrement radical, ambiguïté du bien et du mal.
Il est vrai que le péché et le diable sont des réalités immenses que nous ne saurions pas suffisamment rappeler et qui gravitent d'une façon invisible, mais profonde, dans la vie des peuples.
Mais il n'est pas moins vrai qu'un pessimisme outrancier serait une sorte de blasphème contre Dieu et son gouvernement de l'Univers, car l'humanité n'est pas abandonnée par la Providence dans cette lutte, car le bien demeure dans le monde comme un ferment infiniment efficace et actif.
Donc, l'espoir ne doit jamais nous abandonner. Même devant les plus grandes tragédies historiques nous savons que Dieu conduit l'humanité. Le désespoir, c'est la révolte contre Lui.
Voilà donc ce que l'Evangile exige de nous: nous devons profiter de l'heure actuelle et c'est à nous, les chrétiens, de relever ce mouvement en faveur de la personne, de lui rendre dans la mesure où cela est possible son véritable sens.
De quoi serviraient les discours et même les élucubrations théologiques, si l'occasion de faire le bien nous échappait des mains, si, une fois de plus, le monde était conduit vers le désastre à cause de l'absence des chrétiens?
Soyons donc présents, mais sans rien abandonner de notre conception transcendante, infiniment riche, de la personne.
Le danger ne consiste pas en ce que les peuples aillent trop loin dans cette prise de conscience personnaliste, mais en ce qu'ils restent trop en dessous de nos aspirations chrétiennes.
Jacques Maritain l'a dit avec de belles et sages paroles: «Si notre civilisation agonise, ce n'est pas parce qu'elle ose trop et parce qu'elle propose trop aux hommes. C'est parce qu'elle n'ose pas assez et ne leur propose pas assez».
Voici, à mos avis, le grand danger du mouvement personnaliste actuel, et je crains fort qu'il n'arrive à un nouveau genre d'immobilisme conformiste, à une dévitalisation de la personne.
Quand les États sont en train de formuler, de préciser les droits de la personne, de la même façon qu'on précise la valeur d'une intégrale, il est à redouter que le véritable esprit de l'élan personnaliste ne soit détruit. On a déjà une longue et triste expérience à ce sujet.
Une conception très juridique et même très diplomatique, mais trop peu humaine de la personne, gênerait profondément les possibilités futures du mouvement personnaliste.
Quand on a le sens de la transcendance, on n'aime pas à voir les États remplir le rôle de maîtres, de pères de famille ou de docteurs de l'Église. On n'aime pas à voir les États pénétrer dans le terrain de notre intimité personnelle, même à titre de défenseurs ou d'alliés de la personne.
Si je ne me trompe pas, c'est Emmanuel Mounier qui se défiait toujours des positions qu'on pourrait appeler «en défense de». Défense de l'homme, défense du spirituel, défense de l'Occident... Et il avait raison: combien de fois, sous ces formules défensives, ne se cache pas le désir de congeler, d'immobiliser l'histoire autour de soi, de consacrer une conception ou une vision spéciale —plus ou moins attirante, mais en tout cas privative d'une époque ou d'un groupe humain.
Dans ce monde disloqué, quand on entend dire qu'on va être défendu par quelqu'un, il faut se mettre tout de suite á trembler. Je pense inévitablement au grand chevalier de la Triste Figure, plus connu sous le nom de l'immortel Don Quichotte, que lui aussi, parcourait les chemins du monde, réparant les torts, défaisant les injustices, défendant les faibles contre les puissants. Hélas! la plupart du temps, ses protégés auraient préféré ne pas trouver un tel protecteur qui venait brouiller et compliquer tellement leurs affaires!
Pour nous, chrétiens, la personne est transcendance, dépassement, nouveauté perpétuelle. Elle est un mystère ou plutôt une source inépuisable de mystères, la présence dans le temps de quelque chose qui le dépasse infiniment.
D'ailleurs, la personne est un monde, mais un monde incomplet, un monde sans équilibre et sans repos possible. Une réalité qui ne se suffit pas à elle-même, qui doit vivre toujours dans l'inquiétude et l'attente de Dieu.
Il serait donc fallacieux de vouloir présenter l'actuel mouvement de défense de la personne comme le commencement d'un âge d'or définitif et triomphant de l'humanité. Il n'y a pas de repos pour l'humanité itinérante.
Aucun paradis terrestre, même la cité idéale, la cité fraternelle dans laquelle chacun des citoyens aurait appris à respecter les droits des autres, n'arrivera jamais à combler les aspirations de l'homme à l'égard de la justice.
L'idée de faire du monde le royaume de Dieu a toujours été considérée comme une hérésie: aucun millénarisme n'est donc acceptable, le millénarisme personnaliste pas plus que les autres.
Notre espérance surnaturelle elle-même nous oblige à retrancher tous les optimismes illusoires, tous les espoirs basés sur une fausse foi dans l'homme et dans les valeurs humaines.
Dans ce sens je pense que le christianisme est une religion heureusement désespérante et inconfortable.
Il y en a qui insistent excessivement sur son aspect consolant: le bonheur fait partie —dit on— de la justice. Mais cela n'est pas entièrement vrai, dans notre pauvre monde: notre expérience nous montre que la justice et le bonheur temporel ne font pas toujours partie de la même caravane. La justice et le bonheur ne nous seront pleinement octroyés à la fois qu'après la fin des temps. Le «credo quia consolans» n'est pas plus vrai que le «credo quia absurdum».
Il ne faut donc pas songer à édulcorer la réalité et à la mettre au niveau de notre faiblesse. L'organisation du monde sur la base de la personne, évitera, sans doute, certaines injustices, mais elle ne pourra pas nous libérer entièrement de cette réalité tragique. C'est à nous, chrétiens, de la présenter telle qu'elle est. La véritable espérance n'ignore pas la tragédie, ne ferme pas les yeux devant elle. Selon le mot de Gabriel Marcel, «elle transcende toute limitation et toute représentation, quelle qu'elle soit». Voilà donc —et je me résume— ce que doit être, à mon avis, la position chrétienne face au mouvement de défense de la personne humaine. Une collaboration franche et loyale des chrétiens avec tous les hommes de bonne volonté s'impose.
Malgré nos différence sur le plan religieux ou philosophique, une conception élevée de la dignité de la personne nous unit avec bien des gens honnêtes. Il y a surtout une convergence pratique dont nous devons profiter dans la mesure du possible.
L'établissement d'un régime universel, fondé sur la liberté et le respect de la personne, nous permettrait, sans doute, de réaliser nos tâches spirituelles et de travailler les âmes plus profondément et plus sincèrement.
Mais le grand danger du mouvement en faveur de la personne, c'est qu'il se renferme sur lui-même, qu'il arrive à oublier radicalement la transcendance de la personne. Pour l'éviter, les chrétiens doivent maintenir vivant le sens de l'insatisfaction. Cette insatisfaction qui est certainement un don de Dieu aux hommes: l'éternel et divin aiguillon, la faim qui ne peut pas être assouvie, la soif qui ne peut pas être rassasiée.
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