Carlos Santamaría y su obra escrita

 

L'Église croit à l'avenir du monde

 

Semaine des Intellectuels Catholiques, 1955

 

      Je viens des Espagnes. Là, comme on le sait, on se pique d'orthodoxie. Ne vous étonnez donc pas si je vous confesse que la thèse proposée pour cette dernière séance de la semaine ne me paraît pas d'emblée tout à fait claire, tout à fait juste.

      L'Église croit-elle réellement à l'avenir du monde? On ne saurait donner, de prime abord, une réponse catégorique et entièrement satisfaisante à cette question. Une conclusion négative serait sans doute scandaleuse. Loin de moi, en ce moment, toute trace de pessimisme jansénisant ou de faux augustinisme. Mais, en même temps, une réponse purement affirmative, sans nuances, sans précisions de langage, serait trop équivoque pour être acceptée dans un esprit de vérité et de loyauté à l'égard de l'Église elle-même. Il faut donc que nous réfléchissions sur le fond de la question sans nous laisser égarer, sans nous laisser tromper par des amphibologies, hélas, presque inévitables et qu'on n'exploite que trop dans notre temps.

      Le mot avenir introduit déjà dans notre thèse une première sources d'équivoques. Tout le monde parle d'avenir, tout le monde met en lui ses espoirs. mais on le fait de façons très différentes.

      Il y en a qui n'attendent de l'avenir que la confirmation du passé. Il y en a, au contraire, qui y cherchent une révélation. Chacune de ces deux familles d'esprits a sa propre grandeur, mais je m'incline à comprendre le mot avenir plutôt dans le dernier sens, c'est-à-dire, plutôt comme révélation que comme confirmation du passé. L'avenir est en effet la pierre d'achoppement du présent. Sans lui, nous pourrions nous livrer à des systématisations fantastiques ou à des constructions baroques, sans fissures et sans fentes.

      Mais il y a toujours l'avenir: l'avenir qui nous guette; qui nous angoisse et qui nous séduit en même temps, qui peut bouleverser tous nos calculs et nos prévisions, en nous apportant du nouveau, du vrai nouveau, de l'absolument imprévu. L'avenir n'est donc pas simplement un futur tout á fait pareil et symétrique du passé. Le vrai avenir comporte toujours un élément essentiel: la nouveauté.

      Il y a une catégorie de chrétiens —et j'en connais beaucoup chez moi— qui n'aiment pas le nouveau. Ils se méfient non seulement des nouveautés profanes, condamnées par l'Apôtre —ce qui est, bien entendu, bon et légitime— mais de toute nouveauté, en tant que telle. L'avenir est pour eux un danger, un risque. Ils préféraient se contenter du passé ou plutôt d'un avenir qui serait la permanence du passé, la répétition cyclique d'un procès déjà connu. En les écoutant on a l'impression de se trouver en face de ce fameux personnage de Paul Claudel, dans «Le soulier de satin», le présomptueux Don Léopold Auguste. Ecoutez-le. «Oh, non! que diable! On ne peut pas rester éternellement confit dans la même confiture. J'aime les choses nouvelles, je ne suis pas un pédants, je ne suis pas un rétrograde. Qu'on me donne du nouveau! Je l'aime! Je le réclame! Il me faut du nouveau à tout prix. Mais quel nouveau? Du nouveau, mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de l'étranger. Du nouveau qui soit le développement de notre site naturelle. Du nouveau encore un coup, mais qui soit exactement semblable à l'ancien!».

      Ã‰coutez aussi le grand inquisiteur, la formidable créature de Dostoievski en face de ce Christ inattendu, importun, qui est venu se promener sur la terre parfumée et ardente, enflammée de soleil, de Séville: «C'est toi! Toi! Pourquoi es-tu venu? Qu'est-ce que tu as à dire encore? Ton oeuvre n'était-elle déjà terminée, définitive? Nous avons tout prévu, tout codifié. La cité est déjà bâtie! Qu'est-ce que tu as à faire encore ici? Ta présence nous gêne. je te ferai brûler comme hérétique!».

      Au fond, cette peur de l'avenir, du vrai avenir, implique un manque de foi. On a peur, une peur inconfessée que quelque chose n'arrive qui démente la doctrine, qui détruise l'édifice, qui démolisse l'oeuvre accomplie.

      Je trouve ces attitudes craintives, qui ne font confiance qu'à la force, à la contrainte, à la conservation, plus ou moins artificielle, d'une situation installée, absolument dépourvues de foi et d'espérance. C'est parce que nous avons une certaine tendance á faire passer en contrebande, comme marchandises éternelles, nos conceptions péissables, que nous avons peur de l'avenir.

      Mais l'Église, qui a conscience de son éternité, d'une éternité mystérieusement mélangée avec le temps, ne craint pas l'avenir. Elle sait que dans l'histoire il y a déjà quelque chose de définitivement acquis, que le fait suprême a été déjà accompli, que l'immense parole a été déjà dite. Mais elle n'ignore pas non plus que l'histoire n;est pas terminée, que la prolongation du temps a encore une valeur et une signification divines, que les siècles qui viendront ont été aussi voulus par dieu, et cela non seulement pour le bon plaisir de la répétition. Car Dieu ne se contente pas du nombre. Dieu n'aime pas que les civilisations se répètent dans une monotonie agaçante. Il veut au contraire, que de nouvelles qualités de l'humain, se manifestent dans cette espèce d'épiphanie de l'histoire.

      Mais, dira-t-on, l'Église a foi dans l'avenir, c'est vrai: mais c'est dans son propre avenir qu'elle a la foi. Ce qui reste à accomplir dans les siècles futurs c'est l'épanouissement de la rédemption dans les âmes. Un monde spirituel infiniment riche et varié dans lequel on pourra contempler l'originalité de Dieu, la nouveauté permanente de l'oeuvre de Dieu. C'est la grâce qui est toujours nouvelle, c'est le péché qui se répète. L'Église croit donc à son propre avenir, à la nouveauté inépuisable de son message et de la grâce qui l'anime. Mais en ce qui a trait au monde, et aux civilisations, a-t-on le droit d'affirmer aussi la croyance de l'Église?

      Voici la question que nous nous posons et dont la réponse doit être, à mon sentiment, nettement affirmative.

      L'Église a foi en l'homme. Elle condamne la mépris de l'homme, elle l'a toujours condamné, contre toutes les formes hérétiques et anti-humaines du christianisme. Pour ne pas citer ici des textes et des autorités innombrables je vous rappellerai que le Saint Père Pie XII dans son dernier discours aux historiens du 7 septembre, vient de réaffirmer d'une façon concluante, cette foi en l'homme et à la civilisation que l'Église a toujours professée. Voici les paroles du Pape:

      Â«Depuis l'antiquité chrétienne, depuis l'époque patristique, —mais tout particulièrement lors du conflit spirituel avec le protestantisme et le jansénisme— l'Église a pris directement position pour la nature. De celle-ci, elle affirme que le péché ne l'a pas corrompue, qu'elle est restée intérieurement intacte même chez l'homme tombé; que l'homme, avant le christianisme et actuellement, celui qui n'est pas chrétien, pouvait et peut poser des actions bonnes et honnêtes, même en faisant abstraction du fait que toute l'humanité, y compris celle d'avant le christianisme est sous l'influence de la grâce du Christ. L'Église reconnaît volontiers les réalités bonnes et grandes, même si elles existaient avant elle, même si elles existaient hors de son domaine».

      Et le Saint Père poursuit en se référant à l'autorité de Saint Augustin, dans les termes suivants: «Dans la dédicace de son De Civitate Dei, saint Augustin, qui ne dissimulait pas son pessimisme, exprime par cette phrase significative l'opinion constante de l'Église. Dieu montre dans l'opulence de l'illustre empire romain, la valeur des vertus civiles, même sans la vraie religion...».

      Il serait peut être utile de transposer á notre temps et aux temps futurs cette phrase de saint Augustin, mise en exergue par le Saint-Père en disant: «Dans l'opulence et la grandeur de la civilisation moderne, même en dehors de la vraie religion, Dieu montre la valeur et la force des vertus naturelles qui ont inspiré ses formidables réalisations. Dans l'opulence et la grandeur des civilisations futures, même si elles ne sont pas chrétiennes, Dieu continuera à montrer la force et la valeur de l'homme et de son oeuvre».

      L'Église croit à l'homme et à la civilisation qui est l'émanation de l'homme, son oeuvre, sa créature. Elle croit d'abord, et surtout, bien entendu, à l'efficacité de la grâce, mais elle croit aussi à l'efficacité de l'effort humain pour nous libérer, jusqu'à un certain point, des conséquences du péché originel. Cette deuxième foi, cette foi en l'homme, en la raison, en la sagesse humaine, en la civilisation, qu'on ne doit pas considérer comme quelque chose d'accessoire ou de non essentiel dans la doctrine de l'Église. Celle-ci l'a toujours enseignée, quoique à certaines évoques insuffisamment, ce qui a été la cause ou peut-être la conséquence —qui sait?— de crises comme celles du jansénisme.

      Nier l'homme, est, peut-être, une hérésie plus grave que nier dieu car en niant l'homme on le prive entièrement de toute possibilité imaginable d'aller vers Dieu. Un homme absolument sceptique au sujet de la raison et de la connaissance naturelle, s'il en existait un, serait-il capable de recevoir la foi surnaturelle? Je ne sais pas, mais je crois que non.

      En contribuant á rétablir l'espoir humain, la foi en l'avenir, qui stimule les actions humaines les plus nobles, l'Église ne fait que préparer les chemins du Seigneur.

      Malgré le péché, la vision de l'Église sur l'homme et la civilisation est donc optimiste. La civilisation temporelle n'est pas un mirage. L'oeuvre temporelle a un sens: elle ne s'anéantit pas en présence de l'oeuvre éternelle. C'est justement le mérite du Père Teilhard de Chardin d'avoir présenté une conception de la Création qui se défend du désespoir. Contrairement au pessimisme et à la morne monotonie qui se dégage de la conception de Spengler, dans la vision du Père Teilhard on trouve un optimisme rationnel, secrètement inspiré par une foi religieuse très vivante.

      Qui avec plus d'autorité, que l'Église elle-même, pourrait aujourd'hui lancer un message d'espérance aux hommes en leur disant: «Mon message est surnaturel, mon royaume n'est pas de ce monde. Mais même si vous n'êtes pas en mesure de comprendre ces choses ineffables, même si vous êtes incroyants, je crois en vous, je vous anime à poursuivre votre travail, car vos vertus naturelles rendent aussi témoignage de Dieu».

      En 1955, nous assistons à un immense effort du genre humain pour créer des conditions de vie plus justes et plus favorables. La guerre, la faim, la détresse, l'ignorance, l'esclavage, l'exploitation hideuse de l'homme par l'homme, seront-ils peut-être bannis pour jamais du globe? En face de ce grand spectacle, de cette Humanité qui se débat avec sa propre misère, il y a parmi les chrétiens deux sortes d'attitudes qui me semblent déplorables. Je m'imagine d'un côté le sourire sceptique, un peu malicieux de beaucoup de mes concitoyens —des vôtres aussi, sans doute— en face de cet immense effort dont je vous parlais à l'instant, et de nous, pauvres illuminés, qui y croyons aussi un peu. Ces gens-là se méfient extrêmement du courant historique contemporain qui met en cause beaucoup de leurs préjugés sociaux et peut-être aussi leur façon de concevoir le christianisme. Plus ou moins naïvement et sans beaucoup d'égards ni de précisions, ils attribuent ce grand mouvement historique à je ne sais quelles mystérieuses forces secrètes, comme la maçonnerie, ou le judaïsme international. Ils annoncent pour bientôt les pires catastrophes, des châtiments divins, en somme la destruction totale par Dieu de cette nouvelle tour de Babel qui est la civilisation technique. Voici des gens qui n'accepteraient pas très volontiers la thèse de notre séance: l'Église croit à l'avenir du monde.

      Mais rassurons-nous, de l'autre côté, il y en a qui n'y croient que trop. Peut-être ils sont, aussi nombreux, ceux qui en fuyant le Jansénius risquent de tomber en Pelage. Ceux-ci croient tellement à l'effort constructeur, à l'effort civilisateur de l'homme, qu'ils seraient disposés à lui concéder une valeur d'éternité et à abandonner toute autre tâche proprement transcendante pour s'engager entièrement dans la grande oeuvre de la rédemption temporelle. «Le Royaume de Dieu —disent-ils— est déjà en préparation dans ce monde. L'épiphanie de l'avenir, l'achèvement de la civilisation est déjà en marche. C'est le monde qui sera transfiguré en Royaume. En favorisant son évolution vers le point cosmique d'attraction, ce point oméga où toute l'histoire doit converger, nous les artisans de la paix, les artisans de la culture, de l'art, de la science... que faisons-nous sinon préparer la table du festin éternel?

      Thèse éblouissante, sans doute. Mais purement rhétorique et sans fondement réel.

      Car il faut souligner aussi, comme le fait le Père Congar, complètement d'accord sur ce point avec le Père Bouyer, que ce royaume de Dieu, c'est Dieu lui seul qui le fera et qu'il le fera d'en haut. Que la rénovation du monde n'aura lieu qu'à travers la mort, unique passage pour l'humain du temps à l'éternité. Enfin, que toute la durée de ce monde et du ferment évangélique en lui, est marquée du signe de la contradiction et de la lutte du contradicteur contre le règne de Dieu. Dans ces conditions, avec ces précisions qui me semblent nécessaires, le chrétien est en mesure de faire un acte de foi sur le succès temporel de l'aventure humaine. Il doit même le faire au nom de son christianisme et de son appartenance à l'Église, pour ne pas tomber dans ce noir péché contre l'espérance, qu'est le pessimisme.

      Voici la réponse aux doutes que j'avais exprimés au début.

      Ortega y Gasset, le philosophe espagnol qui vient de mourir et auquel je veux rendre en ce moment un hommage d'admiration et de respect, disait que l'homme actuel a besoin d'une nouvelle révélation. C'est-à-dire un contact avec une réalité différente de lui. Une nouvelle révélation qui ne le serait pas, évidemment, dans le sens strict et théologique du mot, mais qui permettrait á l'homme de sortir de l'inexorable cabalisme intérieur dans lequel il est actuellement enfermé. C'est peut-être un peu paradoxal mais c'est vrai: l'homme a besoin que l'homme lui soit révélé. Car autrement il tombe dans le désespoir... Il tombe dans son dédale intérieur... Ces deux révélations, la révélation de Dieu et la révélation de l'homme, on ne serait pas les confondre. Mais on n'oserait pas les séparer, non plus, comme le fait l'humanisme athée. La révélation de dieu, transcendance, promesse, réalité actuelle et la révélation de l'homme; de la valeur, de la force et de la dignité de l'homme et de son oeuvre.

      L'homme a besoin que l'homme lui soit révélé, que l'homme lui soit annoncé. Mais par qui et comment? Je regarde et ne vois en dehors du christ rien qui soit capable de combler ce besoin. En réalité ces deux révélations, la révélation de l'homme et la révélation de Dieu, se retrouvent dans l'Evangile. C'est donc aussi du rôle de l'Église d'apporter à ce monde incroyant et incrédule, cette autre foi, cette confiance, ce minimum indispensable d'espoir humain, sans lequel il est absolument perdu. Je me demande, je vous demande, si nous, chrétiens, nous sommes préparés pour cette tâche géante, si nous croyons suffisamment à l'avenir du monde pour lui apporter, au nom du Christ, cette autre révélation dont il a aussi extrême besoin.

 

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