Carlos Santamaría y su obra escrita
L'Humanisme et la grâce
Semaine des Intellectuels Catholiques, 1950
Dans notre temps, plus que jamais on vit de mots. Nous sommes plongés dans le verbalisme et la logomachie. Il y a des gens qui se livrent incessamment à un exercice curieux et amusant qui consiste à faire des combinaisons de mots, espérant voir sortir de ce jeu, et comme par enchantement, des idées nouvelles et des systèmes idéologiques nouveaux. On abuse des termes et des expressions et on veut en faire des générateurs de la pensée quand ils ne sont en réalité que sa représentation sémantique. Le fait est qu'une combinaison de concepts qui n'ait pas une affinité réelle ne conduit qu'à un double appauvrissement. Les dieux ne bénissent que certaines unions et seulement celles-ci sont fécondes.
Or, je me suis demandé si cette phrase «Humanisme chrétien» qui est de plus en plus en vogue, n'est pas aussi une de ces conjonctions paradoxales, mises à la mode justement par ce qu'elle paraît avoir de contradictoire. L'humanisme et le christianisme, pris dans toute leur ampleur, ne sont-ils pas des conceptions inconciliables? Est-ce que l'humanisme ne prétende pas faire de l'homme la mesure de toutes les choses, tandis que la religion affirme la réalité d'un absolu en dehors de l'homme? L'humanisme n'est-il pas le culte de la beauté, de la science, de l'amour humain, bref, de bien des choses éphémères et fragiles, si vous voulez, mais attirantes et pleines de vie, tandis que le christianisme prône le renoncement à tout ce qui est périssable et le culte du mystère, dont les manifestations suprêmes ne se réalisent qu'au delà de la mort? Si, pour faire l'humanisme chrétien, il faut rejeter certaines réalités humaines, certaines valeurs qui le christianisme ne peut pas assimiler, il faudra bien reconnaître que l'humanisme chrétien n'est pas un humanisme authentique, mais un humanisme restreint et contradictoire.
Néanmoins, ceci n'est pas mon opinion. Je pense, au contraire, que tout ce qui, dans l'humain, possède la réalité de l'être, peut être assumé par la grâce, c'est-à -dire transfiguré et transporté au plan de l'éternel, et, en même temps, que tout ce qui compose ou entraîne le christianisme est humain ou humanisable, car la religion n'a pas été faite pour des anges, mais pour des hommes.
Voilà ce qu'on pourrait appeler le double lemme de l'humanisme chrétien. Mais, tout cela ne se dévoile entièrement que sous l'action de la grâce et à la lumière de la foi. Il reste difficile de l'expliquer car il y a des choses qu'on n'arrive à comprendre que lorsqu'elles sont vécues.
Il faut distinguer dans l'ordre de l'humain entre ce qui est et ce qui n'a qu'une apparence d'être. Le péché n'a pas d'être. Il n'est qu'un manque, une privation d'être. Privatio bonum debiti, selon le mot d'Anselme de Canterbury. Privation du bien qui est dû à un être selon les perfections de son ordre. Quand l'humain est examiné à la lumière de la foi, il se présente comme une matière spongieuse, pleine, si je puis dire, de trous, transpercée par les blessures du péché. L'humanisme du péché est l'humanisme du néant et tout ce qui n'est pas le péché appartient de droit et en fait au Christ et est attiré par Lui. Le vrai humanisme, l'humanisme authentique, n'éprouve aucune diminution, aucun amoindrissement en se ralliant au Christ. Tout au contraire, il trouve en Lui le modèle, le cep dans lequel sont greffées les valeurs humaines. C'est en union avec Lui que l'humanisme se fait immortel sans laisser d'être temporel: sous l'action de la grâce, il se tient prêt à traverser le défilé de la mort.
L'humanisme s'enrichit donc infiniment de la perspective chrétienne, mais peut-être la réciproque est-elle fausse. Peut-être y a-t-il dans le christianisme des choses de la plus grande importance qui échappent à la conception humaniste? L'humanisme ne serait-il pas une descente, une condescendance à l'égard de la faiblesse humaine, tandis que les suprêmes réalisations du mysticisme chrétien se trouveraient en dehors et par-dessus tout humanisme?
C'est vrai que certains saints comme saint François de Sales ou sainte Thérèse de Lisieux présentent un visage humain. Mais comment parler de l'humanisme d'un saint Jean de la Croix qui nous invite a nous dépouiller de tout, à purifier nos sens jusqu'au bout pour entrer dans les rigueurs de la nuit des sens et à nous exercer dans la grande aridité qui réduit au silence même les facultés supérieures? De celui d'un Saint Antoine, le père des anachorètes, qui, dans sa vie de solitude et de pénitence, en lutte perpétuelle avec ses tentations, se présente à nous comme un homme qui vit en cadavre? Y a-t-il donc des saints humanistes et des saints antihumanistes? S'il y en a, l'humanisme, en se montrant incapable d'assumer certaines valeurs chrétiennes, et même des valeurs suprêmes, ne serait qu'un accommodement, une formule pour présenter aux hommes de notre temps la partie la plus accessible du christianisme.
Mais je ne crois pas non plus que cette nouvelle difficulté soit insurmontable. C'est le même Saint Jean de la Croix qui a dit: «Nous sommes faits si réellement pour Dieu que nous ne sommes pleinement nous-mêmes que par notre union avec Lui». En se séparant des créatures pour s'approcher plus librement de Dieu, le mystique chrétien ne s'en éloigné qu'en apparence, car il s'approche de Celui qui est son Père. Il est donc plus humain que jamais et aucune des dimensions humaines ne lui échappe à ce moment. D'ailleurs l'appel mystique est un appel universel comme l'est l'appel de la grâce. Il ne faut pas confondre la mystique chrétienne avec la mystique hindoue ou avec n'importe quelle autre mystique naturelle. Dans la conception chrétienne, le monde n'est pas une fantasmagorie, un mirage, ou l'oeuvre détestable d'un démon, mais bien la création de Dieu.
Si, momentanément, le mystique se sépare des créatures qui lui cachent la vision de Dieu, il n'est pas attiré par une divinité inhumaine, mais par Celui qui est le créateur de l'humain. Mais l'humain se tient devant le divin comme une réalité ontologique différente créée et soutenue par lui.
Le mystique éprouve alors un double mouvement pendulaire: des créatures à Dieu, de Dieu aux créatures. D'abord il découvre dans la beauté et le bien humains, les empreintes de la Beauté et du Bien absolu. Il s'éprend alors du divin, il le cherche inlassablement par l'ascèse préparatoire.
Mais quand il a joui de Lui dans l'union mystique, il retourne plus humain que jamais vers les hommes; il a connu une infinité de valeurs qui lui échappaient auparavant. Il n'est pas un antihumaniste, mais le plus convaincu des humanistes parce qu'il a réussi à boire l'eau vive de l'humain á sa source même.
Dans la contemplation, dans l'union à Dieu, le mystique réalise dans leur forme la plus parfaite tous les destins individuels et mêmes communautaires de la personne humaine. L'épanouissement de l'humain s'y réalise d'une façon parfaite car selon une belle phrase de Jacques Maritain: «Dieu est plus nous-mêmes que nous».
Le paradoxe de l'humanisme chrétien reste ainsi expliqué. L'humanisme ne se fait pas moins humain quand il se fait chrétien. Le christianisme ne perd non plus aucune de ses richesses quand on le montre comme un véritable humanisme.
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